La jurisprudence Czabaj ne s’applique pas aux actions en responsabilité à l’encontre d’une personne publique
La jurisprudence Czabaj
Dans une décision Czabaj du 13 juillet 2016 (req. n°387763), le Conseil d’Etat a, de façon prétorienne, fixé un délai raisonnable d’un an en matière de recours administratif.
En l’espèce, un ancien brigadier de police avait reçu le 26 septembre 1991 notification d’un arrêté. La notification de cette décision individuelle mentionnait le délai de recours contentieux fixé à deux mois mais elle ne contenait aucune indication quant à la juridiction compétente.
Le requérant avait saisi le tribunal administratif de Lille d’une demande en annulation contre l’arrêté 22 ans après la notification de la décision. Cette juridiction a rejeté sa demande en raison de sa tardiveté au motif que la notification comportait l’indication des voies et délais de recours conformément aux dispositions de l’article R.421-5 du Code de justice administrative.
Le requérant avait alors introduit un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat. Par une décision du 13 juillet 2016, l’Assemblée du contentieux a annulé l’ordonnance du tribunal administratif de Lille. Toutefois, elle a confirmé l’irrecevabilité de la requête résultant de la méconnaissance par le requérant d’un délai raisonnable pour exercer un recours contre l’arrêté.
Au nom du principe de sécurité juridique, le Conseil d’État a jugé que, en l’absence d’information régulière du destinataire d’une décision individuelle sur les voies et délais de recours dont il dispose contre cette décision, un recours juridictionnel doit être introduit dans un « délai raisonnable » qu’il a fixé à un an, sauf circonstances particulières, à partir de la date à laquelle « une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance ».
Une jurisprudence aux multiples applications
Érigé au rang de grand arrêt du contentieux administratif, la jurisprudence Czabaj a eu une portée considérable en la matière. En effet, par une série de décisions, le Conseil d’État n’a eu de cesse de préciser ou d’étendre le champ d’application de cette jurisprudence :
- En matière de contentieux fiscal, par une décision Ministre des finances c/ Amar du 31 mars 2017 req n°389842, le Conseil d’Etat a retenu que :
« Dans le cas où le recours juridictionnel doit obligatoirement être précédé d’un recours administratif, celui-ci doit être exercé, comme doit l’être le recours juridictionnel, dans un délai raisonnable.
Le recours administratif préalable doit être présenté dans un délai prévu par les articles R. 196-1 ou R.196-2 du livre des procédures fiscales, prolongé, sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le contribuable, d’un an.
Dans cette hypothèse, le délai de réclamation court à compter de l’année au cours de laquelle il est établi que le contribuable a eu connaissance de l’existence de l’imposition ».
Par la même occasion, la Haute cour a soumis le recours administratif préalable obligatoire (RAPO) à la même exigence de délai raisonnable que les recours contentieux qui doit donc être exercé dans un délai raisonnable d’un an.
En matière de contentieux fiscal, le point de départ de ce délai est le 1er janvier de l’année suivant celle « au cours de laquelle il est établi que le contribuable a eu connaissance de l’existence de l’imposition » ;
- Ensuite, c’est aux titres exécutoires qu’a été appliquée cette jurisprudence dans une décision CE, 9 mars 2018, Communauté d’agglomération du pays ajaccien c/ Sanicorse, n°401386 dans laquelle le Conseil d’Etat considère que :
« S’agissant des titres exécutoires, sauf circonstances particulières dont se prévaudrait son destinataire, le délai raisonnable ne saurait excéder un an à compter de la date à laquelle le titre, ou à défaut, le premier acte de ce titre ou un acte de poursuite a été notifié au débiteur ou porté à sa connaissance »
Ainsi, concernant les titres exécutoires, le délai raisonnable d’un an court à partir de :
-
- La date à laquelle le titre a été notifié au débiteur ou porté à sa connaissance ;
- À défaut, à la date à laquelle le premier acte de ce titre à été notifié au débiteur ou porté à sa connaissance ;
- Ou à la date à laquelle un acte de poursuite à été notifié au débiteur ou porté sa connaissance.
Par ailleurs, le Conseil d’Etat vient combiner la jurisprudence Czabaj avec l’éventualité d’une saisine d’une juridiction incompétente en énonçant que « Un débiteur qui saisit la juridiction judiciaire, alors que la juridiction administrative était compétente, conserve le bénéfice de ce délai raisonnable dès lors qu’il a introduit cette instance avant son expiration. Un nouveau délai de deux mois est décompté à partir de la notification ou de la signification du jugement par lequel la juridiction s’est déclarée incompétente. »
- Dans une décision rendue le même jour CE, 9 mars 2018, Communauté de communes du Pays Roussillonnais req. n° 405355, qui fait également application de la jurisprudence « Lafon » du 2 mai 1959, la jurisprudence Czabaj a cette fois-ci été appliquée au contentieux indemnitaire résultant de préjudices nés d’une décision ayant un objet purement pécuniaire :
« En règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance. […]
L’expiration du délai permettant d’introduire un recours en annulation contre une décision expresse dont l’objet est purement pécuniaire fait obstacle à ce que soient présentées des conclusions indemnitaires ayant la même portée ».
Ainsi, concernant les actions en responsabilité résultant de préjudices nés d’une décision purement pécuniaire, le délai raisonnable d’un an a pour point de départ :
-
- La date à laquelle la décision expresse, ayant un objet purement pécuniaire à été notifiée au requérant ;
- Ou la date à laquelle il est établi que le requérant a eu connaissance de cette décision.
A titre d’exemple, sont considérées comme ayant un objet purement pécuniaire :
-
- Les décisions accordant une subvention (CE, 16 octobre 1981, req. n°02119) ;
- Les décisions attribuant une prime de fonctions et de résultats (CAA Bordeaux, 3 décembre 2018, n°16BX04141)
- Les décisions accordant une prime unique de cessation d’activité laitière (CE, 5 décembre 1994, req. 106102) ;
- Les délibérations annuelles fixant la participation d’une commune au fonctionnement des classes des écoles privées sous contrat d’association (CE, 2 mai 2018, req. n°391876) ;
- Les refus de prise en charge financière d’une formation de cadre de santé (CAA Marseille, 21 mai 2019, n° 17MA03827) ;
- Les décisions fixant une rémunération (CAA Nantes, 29 mars 2001, req. n°99NT02447) ;
- Les arrêtés mettant à la charge d’une commune, une somme au titre de l’article L.302-7 du Code de la construction et de l’habitation (CAA Paris, 8 novembre 2018, n°17PA01377).
Au contraire, ne sont pas considérées comme ayant un objet purement pécuniaires :
-
- Les décisions d’urbanisme illégales (CAA Versailles, 6 juin 2019, n°18VE00372) ;
- Les décisions de résiliation de marché (CAA Marseille, 13 avril 2010, n°07MA02756) ;
- Les décisions de suspension et de changement d’affectation d’un fonctionnaire (CAA Douai, 31 janvier 2019 n°17DA00621).
- Le 9 novembre 2018, c’est au contentieux de l’urbanisme que le Conseil d’Etat décide d’appliquer cette jurisprudence dans une décision CE, 9 novembre 2018, SCI Valmore et autres, req n°409872 :
« Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment par les tiers un permis de construire, une décision de non-opposition à une déclaration préalable, un permis d’aménager ou un permis de démolir ;
que, dans le cas où l’affichage du permis ou de la déclaration, par ailleurs conforme aux prescriptions de l’article R. 424-15 du code de l’urbanisme, n’a pas fait courir le délai de recours de deux mois prévu à l’article R. 600-2, faute de mentionner ce délai conformément à l’article A. 424-17, un recours contentieux doit néanmoins, pour être recevable, être présenté dans un délai raisonnable à compter du premier jour de la période continue de deux mois d’affichage sur le terrain ;
qu’en règle générale et sauf circonstance particulière dont se prévaudrait le requérant, un délai excédant un an ne peut être regardé comme raisonnable ; qu’il résulte en outre de l’article R. 600-3 du code de l’urbanisme qu’un recours présenté postérieurement à l’expiration du délai qu’il prévoit n’est pas recevable, alors même que le délai raisonnable mentionné ci-dessus n’aurait pas encore expiré »
En matière d’urbanisme, le délai de recours contentieux d’un an court donc à compter du premier jour de la période continue de deux mois d’affichage sur le terrain. En tout état de cause, en application de l’article R. 600-3 du code de l’urbanisme, aucun recours ne peut être introduit après un délai de 6 mois à compter de l’achèvement de la construction ou de l’aménagement.
- Par la suite, la jurisprudence Czabaj a été étendue à l’exception d’illégalité d’une décision individuelle dans une décision CE, 27 février 2019 M. A c/ Ministre de l’action des comptes publics req. n° 418950 où le Conseil d’Etat considère comme tardif le moyen tiré de l’illégalité d’une décision soulevé plus d’un an après la connaissance de la décision.
- Enfin, c’est aux décisions implicites de rejet que le Conseil d’Etat fait application de cette jurisprudence, dans une décision CE, 18 mars 2019, M. B. c/ Préfet du Val-de-Marne, req. n°417270 :
« Les règles […], relatives au délai raisonnable au-delà duquel le destinataire d’une décision ne peut exercer de recours juridictionnel, qui ne peut en règle générale excéder un an sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, sont également applicables à la contestation d’une décision implicite de rejet née du silence gardé par l’administration sur une demande présentée devant elle, lorsqu’il est établi que le demandeur a eu connaissance de la décision »
Il ajoute également que :
« La preuve d’une telle connaissance ne saurait résulter du seul écoulement du temps depuis la présentation de la demande. Elle peut en revanche résulter de ce qu’il est établi, soit que l’intéressé a été clairement informé des conditions de naissance d’une décision implicite lors de la présentation de sa demande, soit que la décision a par la suite été expressément mentionnée au cours de ses échanges avec l’administration, notamment à l’occasion d’un recours gracieux dirigé contre cette décision.
Le demandeur, s’il n’a pas été informé des voies et délais de recours dans les conditions prévues par les textes […], dispose alors, pour saisir le juge, d’un délai raisonnable qui court, dans la première hypothèse, de la date de naissance de la décision implicite et, dans la seconde, de la date de l’événement établissant qu’il a eu connaissance de la décision. »
Ainsi s’agissant des décisions implicites de rejet :
-
- Lorsque l’intéressé a été clairement informé des conditions de naissance d’une décision implicite lors de la présentation de sa demande, le délai de recours contentieux d’un an a pour point de départ la date de naissance de la décision implicite ;
- Lorsque la décision a par la suite été expressément mentionnée au cours des échanges de l’intéressé avec l’administration, notamment à l’occasion d’un recours gracieux, le délai de recours contentieux d’un an court à compter de la date de l’évènement établissent qu’il eu connaissance de la décision.
Un coup d’arrêt à la jurisprudence Czabaj
Malgré cette portée étendue de la jurisprudence Czabaj, le Conseil d’Etat n’en fait pas une application systématique. En effet, elle n’a pas été appliquée dans une décision CE, 8 février 2019, SARL Nick Danese Applied Research, req. n° 406555 s’agissant des rejets implicites des réclamations fiscales et dans une décision CE, 16 août 2018, Société NSHHD, req. n° 412663 concernant les permis de construire obtenus par fraude et, plus généralement, tout acte obtenu par fraude.
Dans une décision CE 17 juin 2019, Centre Hospitalier de Vichy, req. n°413097, la Haute cour vient mettre un nouveau coup d’arrêt à cette jurisprudence en ce qui concerne les actions en responsabilité à l’encontre d’une personne publique. Ce refus d’appliquer la jurisprudence Czabaj est particulièrement opportun, car certains tribunaux administratifs (TA Melun, 5 juillet 2018 n° 1501357 ; TA Cergy-Pontoise, 28 novembre 2018 n° 1604956) estimaient devoir l’appliquer.
En l’espèce Mme A, enceinte, avait été prise en charge par le centre hospitalier de Vichy pour des examens échographiques et biologiques au service des urgences gynécologiques, en raison de douleurs et de saignement, puis pour une intervention chirurgicale. Au cours de l’opération, une grossesse extra-utérine a été décelée et a nécessité l’ablation chirurgicale de la trompe droite.
Estimant fautifs les soins qui lui avaient été dispensés, Mme A a présenté auprès du centre hospitalier une réclamation préalable tendant à l’indemnisation de ses préjudices. Le centre hospitalier a rejeté sa réclamation par une décision expresse dont elle a reçu notification le 7 mai 2010.
Après avoir saisi le 7 juillet 2010 le juge des référés et obtenu la désignation d’un expert, elle a demandé le 22 juin 2013, soit trois ans après la notification de la décision de rejet de sa demande indemnitaire, au tribunal administratif de Clermont-Ferrand de condamner le centre hospitalier à l’indemniser de ses préjudices.
Par un jugement du 9 avril 2015, le tribunal administratif a partiellement fait droit à sa demande. La cour administrative d’appel de Lyon, par un arrêt du 14 juin 2017 n° 15LY01932 a rejeté l’appel du centre hospitalier et l’appel incident de Mme A. Le centre hospitalier s’est pourvu en cassation contre cet arrêt.
Le Conseil d’Etat rejette le pourvoi du centre hospitalier de Vichy au motif que :
« Il résulte, par ailleurs, du principe de sécurité juridique que le destinataire d’une décision administrative individuelle qui a reçu notification de cette décision ou en a eu connaissance dans des conditions telles que le délai de recours contentieux ne lui est pas opposable doit, s’il entend obtenir l’annulation ou la réformation de cette décision, saisir le juge dans un délai raisonnable, qui ne saurait, en règle générale et sauf circonstances particulières, excéder un an.
Toutefois, cette règle ne trouve pas à s’appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique qui, s’ils doivent être précédés d’une réclamation auprès de l’administration, ne tendent pas à l’annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés.
La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances de l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics ou, en ce qui concerne la réparation des dommages corporels, par l’article L1142-28 du code de la santé publique ».
Par cette décision, le Conseil d’Etat refuse de faire application du délai raisonnable aux « recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique » dans la mesure où le principe de sécurité juridique est assurée par les règles prévues par :
- La loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances de l’Etat, les départements, les communes et les établissements qui pose le principe de la prescription quadriennale des créances de l’Etat, des départements, des communes et des établissements publics :
« Sont prescrites, au profit de l’Etat, des départements et des communes, sans préjudices des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis.
Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d’un comptable public » ;
- Ou en ce qui concerne la réparation des dommages corporels, par l’article L.1142-28 du Code de la santé publique, qui fixe un délai de 10 ans à compter de la consolidation du dommage concernant la réparation des dommages corporels :
« Les actions tendant à mettre en cause la responsabilité des professionnels de santé ou des établissements de santé publics ou privés à l’occasion d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins se prescrivent par dix ans à compter de la consolidation du dommage ».
C’est en application de cette dernière disposition que le Conseil d’Etat rejette le pourvoi du Centre hospitalier de Vichy. En effet, en l’occurrence, la requérante avait saisi le tribunal administratif trois ans après la notification de la décision expresse de rejet de sa réclamation tendant à l’indemnisation de ses préjudices. Or, les actions tendant à mettre en cause la responsabilité des professionnels de santé ou des établissements de santé publics ou privés à l’occasion d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins se prescrivant par dix ans, le délai n’était donc pas forclos.
Par conséquent, à travers cette jurisprudence, la Haute cour opère une division au sein du contentieux indemnitaire : si la jurisprudence Czabaj s’applique aux actions en responsabilité résultant de préjudices nés d’une décision ayant pour objet purement pécuniaire (décision n°405355 précitée), elle ne s’applique pas aux actions en responsabilité à l’encontre d’une personne publique.
Tableau récapitulatif des cas d’application
du délai raisonnable
[table id=2 /]
Eva KUCHARZ et Honorine JACQUES